Les amourettes
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Une de mes bonnes connaissances, qui ne rate jamais une occasion d'agrémenter son potentiel culturel, m'a un jour glissé une suggestion dans le tuyau de l’oreille. "Pourquoi n'écrirais-tu pas un petit quelque chose sur les amourettes de ton adolescence ?". Plus facile à dire qu'à faire, hein bàcelle !

Pour ce faire, il faut donc revenir en arrière vers les années 48-49-50. En ce temps-là, quelque peu reculé, la télévision n'existait pas, pas de GSM, pas de mixité à l'école, pas de sorties en boîte, pas de boum mais de temps en temps, quand même une petite "surprise party". La sexualité était là, mais c'était tabou d'en parler ouvertement. Les jeunes filles ne sortaient qu'accompagnées de leur maman. Le vouvoiement, éducation oblige, était de rigueur tout au moins au début d'une rencontre. Bref, pas du tout le mode de vie d'aujourd'hui. Néanmoins, nous, garçons, en pincions quand même pour la gente féminine. La réciproque était vraie aussi.

Qu'avions-nous donc à notre disposition pour aborder les demoiselles : le cinéma avec les séances du dimanche après-midi au cinéma Le Moderne, la fête paroissiale où l'on s'agglutinait sur les autos-scooters, le bal du carnaval à l'école primaire, le bal du Nouvel An aux Comtes de Méan, les bons vœux de Noël et du Nouvel An que l'on s'envoyait grâce aux adresses reçues par certaines copines bien placées et bien intentionnées. Le grand travail d'approche était au préalable d'en savoir un peu plus sur la personne qui hantait nos pensées. Première étape : quel était son prénom, où habitait-elle, où allait-elle à l'école ? En fait, le premier contact se faisait souvent par l'intermédiaire d'une amie qui nous faisait parvenir des messages du genre "Tu as bien les compliments de 'chose'", "Elle te fait savoir qu'elle sera présente au cinéma dimanche après-midi et elle compte sur toi". Notez bien que ce genre de messages s'applique tant aux garçons qu'aux filles.

Enfin, le jour J venu, fier comme Artaban, on se présente aux guichets du ciné pour retirer sa précieuse place. Comme convenu, elle est bien là. Elle prend place dans la salle. On se précipite comme un dératé pour être à ses côtés.
Ouf ! C'est réussi ! Oui, bon maintenant il faut agir. Après les présentations, on échange quelques banalités du genre "Vous venez souvent au Moderne ? "C'est curieux je ne vous avais pas encore aperçue". Puis "Vous connaissez bien "chose" ou "machin" ?". Façon comme une autre d'entamer, avec le vouvoiement, la conversation avant la projection des premières images sur l'écran. Soudain, la salle est plongée dans le noir. Tout le monde se tait. Le spectacle peut commencer.

Tout d'abord les actualités de la semaine avec Belgavox. Vous vous rappelez ; celles où l'on voyait danser les guerriers Watasis. À ce moment, on se pose une question cruciale : quand faut-il commencer son travail d'approche ? Tout à coup, un coup d'adrénaline, on se jette à l'eau. Prenant un air détaché, intéressé faussement par ce qui se déroule sur l'écran, on lève subitement le bras, côté voisine, afin de le poser délicatement, sans heurts, sur le bord du dossier, comme si la voisine n'avait rien vu. Pas de réactions négatives. Bon signe ! On continue. Le bras tout doucement descend jusqu'à enserrer les épaules. De mieux en mieux, très encourageant, il n'y a pas de rejet. Enhardi, on approche son visage pour être joue contre joue. Alors là deux choses peuvent se passer : la première, on enchaîne par un baiser et s'il y a du répondant, la séance de cinéma peut se dérouler comme escomptée soit peu d'intérêt pour le film. La deuxième, on s'entend dire "Laissez-moi, je ne vois rien du film", autant vous dire qu'à ce moment-là, un fluide glacial vous parcourt l'échine. Vous retenez brusquement votre bras et restez coi jusqu'à la fin de la séance avec l'impression d'avoir un choco glacé en guise de voisine. À la sortie du ciné, on se salue poliment, sans plus. En règle générale, avec du bon vouloir de chaque côté, ces séances du dimanche après-midi se terminent souvent par un "happy end" à la manière des films américains.

Un autre procédé d'approche et de contact était, au moment des fêtes de Noël et Nouvel An, l'envoi de cartes de vœux. C'est fou ce que l'on pouvait écrire à ce moment-là, parfois à des filles entrevues une seule fois. Toujours par l'intermédiaire d'une bonne copine ou d'un bon copain, on parvenait ainsi à établir une liste de noms et d'adresses de demoiselles auprès desquelles on avait envie de se faire connaître. Dès que l'on avait déposé ses cartes de vœux, commençait alors une grande période d'agitation et d'excitation.

Allaient-elles répondre ? On scrutait le passage du facteur : l'angoisse nous tenaillait. Car sur les cartes, mis à part les bons vœux exprimés, l'espoir d'une rencontre et la signature, on ne mentionnait pas son adresse. Mais, miracle de Noël, les demoiselles avaient, elles aussi, leur liste. Ce qui permettait en fin de compte à chacun et chacune de recevoir la réponse souhaitée : "Oui, je suis d'accord d'une rencontre".
Enfin, autre exemple de rencontres au cours desquelles on pouvait envisager la présence de l'âme sœur, il s'agit bien entendu des bals. Bal de carnaval permettant, grâce aux déguisements, toutes les audaces. Bal de quartier, plutôt guinguette, où l'on dansait à la bonne franquette sous les airs d'un accordéon. Ambiance très conviviale, amicale, où se mélangeaient sur une petite piste, adultes, adolescents et jeunes enfants. Vu la gaieté qui y régnait, les contacts étaient aisés et les résultats, souvent à la mesure de nos espérances.

Enfin, le bal du Nouvel An, grand événement de l'année que l'on attendait avec impatience. À cette période, il y avait bien entendu d'autres bals organisés. Le nôtre, c'était celui de la salle des Comtes de Méan sise Mont St-Martin. Pourquoi précisément cette salle plutôt qu'une autre ? Plusieurs raisons peuvent être invoquées, entre autres, le côté mythique de la salle, sa situation géographique, proche de notre quartier. On s'y rendait à pied. On y retrouvait des têtes connues. Bref elle suffisait amplement à notre bonheur.

Le jour tant attendu est arrivé. Nous nous présentons, avec quelques copains, aux guichets d'entrée. Nous sommes en costume complet avec col et cravate. Nous sommes en avance d'une demi-heure. La partie dansante ne débute qu'à 20 heures. Qu'à cela ne tienne, nous nous dirigeons vers le bar où nous buvons 2 ou 3 Christmas ale afin de nous donner du cœur au ventre avant l'entrée dans l'arène. Dès 20 heures, nous nous pointons à l'entrée de la salle. Belle salle d'époque aux murs lambrissés, grandes baies vitrées, avec de longs rideaux, donnant sur la cour extérieure et beaucoup de miroirs aux murs. La scène où se trouve l'orchestre est éclairée par de grands candélabres en fer forgé. Nous scrutons l'assemblée afin de repérer, si possible, une tête connue.

Beaucoup de jeunes filles sont présentes, installées aux tables en compagnie de leur maman. Devant elles, un seau à glace avec la sempiternelle bouteille de Rivaner obligatoire jusqu'à minuit. Elles sont bien sages ; vêtues de belles robes "dites de bal" avec collants et jupons de dentelle. Les coiffures rivalisent d'originalité. Nouvel An oblige, il y a de petites étoiles dans leurs cheveux.
Nous parcourons des yeux toute la salle afin de jeter notre dévolu sur une de ces gracieuses créatures. Nous piaffons comme des chevaux de courses dans le box de départ. Soudain l'orchestre entame son indicatif, une décharge d'adrénaline et nous fonçons d'un pas plus ou moins décidé vers la demoiselle choisie afin de l'inviter à esquisser les premiers pas de danse. Ah ! J'oubliais de vous dire que pour ce genre d'opération, il fallait savoir un peu danser. Si elle acquiesce et se lève avec empressement, nous gloussons de plaisir. Maintenant sur la piste, tenant fermement notre cavalière, nous entamons un pas de tango (comme vous voyez, on ne choisit pas la facilité !). L'avantage lorsque l'on sait danser, c'est que l'on peut entamer une conversation sans se marcher sur les pieds. Combien de malheureux ont dû renoncer à la piste de danse, momentanément, parce qu'au lieu de regarder leur cavalière, ils étaient plus préoccupés à compter leurs pas et à regarder où ils mettaient leurs pieds. Les demoiselles, pas toujours conciliantes, n'aimaient pas beaucoup cela. Une fois, mais pas deux. Pourtant, certaines se faisant de la peine des pauvres garçons, prenaient un air détaché en dansant comme si de rien n'était, s'efforçant tant bien que mal de maintenir un certain équilibre dans l'évolution du couple.

Quand tout se déroulait comme envisagé, quelques jolies et bonnes danseuses étaient vite repérées. Si la cavalière plaisait énormément, on réservait souvent les danses qui suivaient les unes après les autres, peu importe le rythme et le style. Tout à son plaisir, on oubliait parfois d'aller faire pipi afin de ne pas perdre la place tant convoitée. C'était bien comme "Qui va à la chasse perd sa place". On tentait de tenir le coup jusqu'à minuit. Aux douze coups de minuit, la salle était plongée dans l'obscurité. On se souhaitait "bonne année" et, cerise sur le gâteau, on embrassait sa partenaire. À cet instant, si tout se passait bien, le reste de la nuit baignerait dans l'huile. À ces bals, beaucoup d'amourettes furent ébauchées, éphémères et sans lendemain.

D'autres, par contre, furent consistantes et évoluèrent en des sentiments plus profonds ; ce fut le cas de votre humble serviteur.

Jean de la Marck

Couverture de la brochure Sainte-Walburge et environs au XXe siècle - Cent ans de vie quotidienne

Paru en brochure

Ce récit a été publié au sein de la brochure Sainte-Walburge et environs au XXe siècle - Cent ans de vie quotidienne en page 81.