Un amour de petite Jeep
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Depuis l'entrée fracassante des troupes américaines, venues nous libérer du joug allemand, et au cours de laquelle un vent de folie a soufflé dans les rues de notre bonne ville de Liège, la fièvre populaire s'est quelque peu atténuée. Le quotidien des Liégeois reprend tout doucement le dessus, enfin presque… Car ne l'oublions pas, la guerre est toujours à nos portes. D'autant plus, que Liège par sa position stratégique est devenue un centre logistique de première importance pour l'armée américaine. Des dépôts de carburant, de munitions et de vivres fleurissent un peu partout sur le territoire de la Ville. Des écoles, des bâtiments publics et privés sont réquisitionnés afin de loger de nombreux soldats et d'installer différents services nécessaires au bon fonctionnement d'une armée en opération.

Annette, Raymond, George, Suzanne et Monique
Annette, Raymond, George, Suzanne et Monique

C'est ainsi qu'un jour, je vois arriver près de chez moi, un groupe de soldats installés sur de curieuses petites voitures découvertes. Elles étaient chargées au maximum, cinq soldats plus leurs « bardas ». Elles s'arrêtèrent en face du numéro 117 de la rue Fond Pirette (aujourd'hui : Jean Haust). Bien entendu, ma sœur et moi dévalons les quelques mètres qui nous séparent des véhicules. Georges, Pierre, Raymond, Gisèle, Annette sont déjà sur place pour manifester leur joie à l'égard des GI'S. C'est alors que nous faisons vraiment connaissance avec ces drôles de petites voitures, déjà aperçues lors de l'entrée des troupes venues nous libérer, et que l'on appelle JEEP (prononciation de GP, initiales de « General Purpose », autrement dit « tous usages » en langue française).Nous sommes admiratifs, intrigués voir subjugués.

Pendant que les soldats s'activent à décharger caisses, armes, sacs, nous nous bousculons afin de pouvoir nous glisser à la place du conducteur et tenir enfin ce volant qui nous fait tant envie. Les soldats nous regardent avec bonhomie et nous laissent grimper sur les véhicules.

La petite compagnie s'installe dans le bâtiment, elle s'intitule MESSENGER ». Ce nom figure en grandes lettres blanches sur le fronton supportant le pare-brise de la jeep. Les missions de la compagnie consistent à transmettre du courrier exprès auprès de différents services disséminés dans la ville.

Inutile de vous dire que les quelques jeeps garées perpendiculairement au trottoir deviennent de véritables jouets pour les enfants du quartier. On joue à la guerre. Nous les filles, comme de bien entendu, nous sommes toujours les infirmières de service alors que les garçons sont les guerriers.

Militaire américain de la compagnie Messenger
Militaire de la compagnie Messenger

Un va-et-vient incessant de gosses déferle dans l'immeuble sans contrarier, outre mesure, le travail des militaires. Que du contraire, nous recevons du chocolat, des chewing-gums, des boîtes de conserve, des cigarettes pour les papas etc…

À la tombée du jour, c'est le branle-bas de combat ; les jeeps doivent être remisées, pour la nuit, dans un hangar situé dans le haut de la rue de Campine, à côté du snack Pita actuel, où étaient installés les déménageurs « Condrotte ». Les enfants du voisinage affluent et ne veulent pour rien au monde rater les promenades en jeep, proposées si gentiment par nos grands copains. C'est ainsi que régulièrement nous participons au rangement des jeeps dans le garage. Quelle joie, quel bonheur que d'avoir pu participer à ces balades vespérales dans Sainte Walburge.

Chaque samedi soir, nos amis organisent à notre intention, une petite sauterie. Tout le monde est bienvenu. Voisins voisines, parents, enfants nous nous retrouvons ensemble. Nous écoutons de la musique de jazz, nous apprenons à danser le « boogie-woogie » et buvons pour la première fois de notre vie une mixture dénommée coca-cola. Nous appelons les soldats par leur prénom. Je me souviens de « Belgium », « Red », Tcheldron. En ce qui concerne « Belgium », c'est dans un éclat de rire, en se frappant la poitrine et en prononçant « Moâ, Belgium », qu'il a emprunté ce prénom. Je n'ai jamais su son vrai prénom. Petite fille je n'avais pas l'oreille fort anglaise. Quant à « Red », sa tignasse rousse était toute désignée pour qu'il s'intitule lui-même de la sorte. « Tcheldron » portait son véritable prénom. Pour les autres, mémoire me fait défaut.

De jour en jour, notre tendresse pour les jeeps ne faiblit pas. Au grand plaisir de nos « boys », nous les bichonnons. Nous les lavons et relavons afin qu'elles soient les plus pimpantes de l'armée américaine pour circuler en ville.

Fin 1945, peu après la fin des hostilités, la compagnie « MESSENGER » quitte le n°117 de la rue Fond Pirette. Un énorme chagrin nous étreint, tous, grands et petits du quartier, lorsque nous assistons, joues ruisselantes de larmes, au départ de nos amis.

Ah, ce que nous les aimions bien ces américains et leur amour de petite jeep.

Monique Coipel