Le vieux Louis
Par

Depuis combien de temps était-il là ? Comment était-il arrivé sur ce terrain en friche de la rue Auguste Donnay ? Nul n'aurait su le dire. Le voisinage pensait qu'il habitait le quartier et qu'il louait pour le cultiver. Chaque année de mars à octobre, on l'apercevait constamment présent, bêchant, binant, sarclant, ratissant à longueur de journée. L'après-midi, il s'octroyait une petite pause assis dans un vieux fauteuil Voltaire bancal, savourant une cigarette, avec délice, tout en contemplant l'étendue du travail accompli. À côté du fauteuil, il avait installé une vieille garde- robes qui devait normalement servir de remise à outils. Plus tard, nous apprendrons qu'elle lui servait aussi de « chambre à coucher ». Une « tine » posée sur le sol, à côté du fauteuil, lui servait de réserve d'eau pour l'arrosage du jardin et ses ablutions.

Il s'appelait Louis. Il était d'origine polonaise. Peu causant, on sentait chez lui de la méfiance à l'égard des gens et surtout de tout ce qui touchait de près ou de loin à l'administration et à la police en particulier. Que cachait – il ? Physiquement, il était de petite taille, courbé, voire légèrement bossu. Il avait une démarche légèrement claudicante, les coudes tirés en arrière, chapeau vissé sur la tête. Il ne cultivait pas pour sa propre consommation, mais bien pour le plaisir tout en approvisionnant quelques voisins contre légère contribution. Avec les sous récoltés, il descendait tous les dimanches matins, sans doute sur la batte, pour acheter semences et plantes à repiquer, faire son plein de bière et de cigarettes.

Au fil du temps, on s'est aperçu que pendant la période de culture il logeait sur place. Il dormait dans la garde-robe ! En fait, il était un SDF du potager. En hiver, il disparaissait de la circulation. On ne le voyait plus. Et pour cause, il quittait « sa terre », pour hiberner dans les sous-sols d'une villa, située à Embourg, appartenant à un restaurateur connu du centre-ville. Moyennant quelques menus travaux d'entretien dans le parc entourant la villa et la fourniture de légumes frais pendant la saison estivale, il était logé, nourri et chauffé pendant l'hiver.

Dès les premiers signes du printemps, telle une hirondelle, le « vieux Louis », comme on l'appelait familièrement entre voisins, était de retour.

Un jour, les pelleteuses sont arrivées. La propriétaire du terrain, qui ne demandait aucune location à Louis, décide de construire une maison. Que faire ? Voilà notre brave Louis bien embarrassé. Pas pour longtemps, car en douce, discrètement, emportant outils, garde-robes, fauteuil Voltaire et « tine », il vient installer ses pénates dans un terrain appartenant à la ville de Liège jouxtant mon jardin et celui d'un voisin.

Notre « vieux Louis s'installe donc pour encore quelques saisons de bonheur. Cela nous agréait parfaitement. En effet par sa présence, le terrain était bien entretenu, bien cultivé, ce qui ne gâtait rien, et, régulièrement, on trouvait à l'entrée de nos jardins un sceau de pommes de terre, une salade, quelques poireaux. Tout cela déposé en catimini, sans rien demander en retour. Bien entendu on lui glissait dans la poche de sa veste un peu d'argent pour lui permettre de continuer à boire ses petites bières et fumer ses cigarettes.

Par une froide matinée, mais ensoleillée, du mois de novembre, tout en petit déjeunant, mon épouse, en regardant par la fenêtre qui s'ouvre sur le jardin, me fait part d'un sentiment d'inquiétude. C'est curieux dit-elle, j'ai la nette impression que le « Vieux Louis » n'est pas retourné à Embourg pour « hiberner ». Il serait donc toujours sur le terrain, caché quelque part. Il doit certainement se terrer dans un abri de fortune aménagé dans une haie, car il n'occupe pas la garde-robe. Je me dis qu'avec les températures régnant au dehors, moins deux ou trois degrés sous zéro, il doit être transi de froid. Enfilant une veste je m'en vais voir sur place. Effectivement, tout en haut du jardin, j'aperçois une cahute ; faite en planches, imbriquée dans une haie. Je m'approche à pas de loup. Il y a une petite ouverture masquée par un morceau de plastique. J'appelle « Monsieur Louis » pour prendre de ses nouvelles. Je n'obtiens que quelques grognements apparentés à ceux d'un ours dérangé dans son sommeil hivernal. Je lui demande si tout va bien. Il me répond de partir et de bien vouloir le laisser en paix. Je n'insiste pas. Je fais rapport de ma visite à mon épouse qui décrète tout de suite qu'il faut lui porter à manger. Aussitôt dit aussitôt fait, je repars avec quelques provisions de bouche et une boisson chaude.

Arrivé près de la cahute j'informe « Monsieur Louis » que je lui apporte à manger. À ses grognements, je comprends qu'il n'a besoin de rien et me prie, une fois de plus, de lui f… la paix. Je dépose la nourriture devant l'entrée et m'en retourne vers la maison. Commence alors une séance d'observation, va-t-il sortir de son trou ? Oui ! Après une longue attente, il se décide enfin à prendre et accepter le repas. Il en va ainsi pendant quelques jours sans pour autant entrer en franche communication avec lui.

Cette situation ne pouvait perdurer longtemps, car il faisait de plus en plus froid. Chaque fois que je lui portais à manger, je tentais, à la dérobée, de voir sur quoi il pouvait bien se coucher. En fait, il s'était aménagé une litière avec du sable jaune recouvert de vieux sacs en plastic. Il semblait ne pas avoir de couverture. J'en ai conclu que pour se protéger du froid il s'enroulait dans des sacs de plastique ! Nous avons essayé avec des voisins de lui faire comprendre qu'il ne pouvait pas rester indéfiniment à cet endroit. Par quelques bribes de phrases, au fort accent polonais, il nous faisait comprendre qu'il n'était pas question, pour lui, de quitter son « logis » pour être placé dans un foyer d'accueil. Toujours cette crainte de la police et de l'administration.

Que faire ? Dans le voisinage c'était un sujet de discussion fréquent, et vraiment cela nous préoccupait. Nous comprenions très bien son désir de rester libre et le fait de l'envoyer dans un hospice quelconque c'était le condamner à mourir comme une plante qui perdrait ses racines. Nous avions même informé la police et les services sociaux de la ville de Liège de cette situation.

Tout à coup, notre boucher à une idée. Il avait, sur un terrain lui appartenant, une vieille caravane plus ou moins en bon état dont il n'avait plus l'usage. I l voulait bien la céder et l'amener sur les terres du « vieux Louis ». C'est ainsi, que par un beau dimanche, Charles, notre boucher, était arrivé en tractant la caravane. Avec quelques voisins pour nous aider, nous l'avions amenée sur le terrain à proximité d'un poirier. Après une mise à niveau correcte, nous l'avions fixée et stabilisée au moyen de blocs en ciment. Après quelques menus travaux de nettoyage et de réparation, la voilà prête à accueillir son futur occupant.

De son antre, nous étions persuadés que Louis nous épiait. D'un pas décidé, je m'étais approché de la cahute afin de lui annoncer la bonne nouvelle de son prochain déménagement. Bien entendu j'avais reçu un « niet » catégorique. En m'éloignant, je lui avais fait comprendre, qu'à partir de cet instant la caravane lui appartenait et qu'il pouvait en faire usage au moment qu'il lui plairait. Pendant deux jours, nous avions observé ses réactions. Sortant, enfin de son trou, il était venu tourner autour de la caravane, semblant la renifler avec méfiance. Au troisième jour il s'était enfin décidé à s'y installer. Autant vous dire que nous avions poussé un soupir de soulagement.

Nous nous sommes alors organisés pour lui apporter de quoi manger régulièrement en nous répartissant les tâches et établir un planning des visites. Le matin une voisine, souvent l'épouse du boucher, lui apportait son petit déjeuner, une autre, un repas à midi et nous, nous nous chargions du souper.

Il était à l'abri, bien installé, mais sans chauffage. Comme il faisait très froid, j'étais allé chercher une bouteille de gaz butane et l'avais raccordée à un petit réchaud, à deux brûleurs, incorporé dans le mobilier de la caravane. Pour obtenir un peu de chaleur, on lui allumait les deux brûleurs, puis on posait dessus, en les retournant, deux pots de fleurs en terre cuite qui allait servir d'éléments diffuseurs de chaleur. Ce n'était pas parfait mais ce bricolage permettait de réchauffer quelque peu l'air ambiant. Le froid persistant, cette situation ne pouvait durer trop longtemps, car il y avait un risque d'explosion ou d'asphyxie. Louis n'était pas conscient du danger.

Nous nous posions une fois de plus la question : que faire pour améliorer cette situation ? Pour plus de sécurité, Nous décidâmes de poser un câble électrique d'environ trente mètres et de le raccorder chez moi sur mon installation. Une voisine directe voulait bien fournir une chaufferette avec soufflerie. C'est ainsi que du jour au lendemain, notre brave Louis est passé de l'âge de la pierre au confort tout électrique : chaufferette, éclairage, plus radio. Le tout fonctionnant à gogo. Bonjour la consommation ! Parfois, en l'observant discrètement à l'intérieur de son logis, il faisait penser au film « Alexandre le bienheureux ». Tout était donc pour le mieux dans le meilleur du monde possible.

N'étant pas une caravane de type résidentiel, les sanitaires n'existaient pas. Cela ne dérangeait pas outre mesure notre « vî Louis », car la feuillée n'avait aucun secret pour lui. En été, pas de problèmes, mais en hiver, sans feuillage il devait se montrer fort discret, car il n'y avait pas de petite cabane au fond du jardin. Un beau matin, de fortes chutes de neige nocturnes étaient venues perturber la belle mécanique mise au point. En une nuit, 20 à 30 centimètres de bonne neige étaient tombés. Ajoutez-y un bon vent du nord et vous obtenez le long des haies des congères d'une hauteur très appréciable. Pour Louis, pas question de sortir. Nous nous posions la question de savoir comment il allait faire… La réponse est venue le plus naturellement du monde. Dans sa caravane, il avait une chaise sans fond sous laquelle il plaçait un papier journal. Vite fait bien fait, il enveloppait le tout convenablement, puis ouvrant la petite fenêtre de la porte d'entrée, d'un geste large il lançait le « petit paquet » qui atterrissait en s'enfonçant profondément dans l'amoncellement de neige. Cette situation dura une bonne semaine. Puis vint le dégel. Hum ! Stupeur du voisinage, devant le spectacle offert par la clôture à laquelle pendaient lamentablement des morceaux de journaux. Autant vous dire que nous étions pliés en deux de rire. Quant aux contenus, ils avaient fondu comme neige au soleil pour servir d'engrais à la jeune haie d'aubépines qui commençait à se former.

Après ce gag hivernal, la vie de Louis reprit un cours normal comme un long fleuve tranquille en attendant impatiemment l'arrivée du printemps pour commencer ses cultures potagères. Pendant ce temps la chaufferette continuait à fonctionner, affolant notre compteur électrique et nous aussi. En catimini, lorsqu'il travaillait, j'interrompais son fonctionnement et la remettait en service pour la soirée lorsque je lui apportais son souper.

En été, tout le monde admirait ses cultures avec ses carrés bien tracés, binés, sarclés et ratissés. Il y avait de la variété, de la qualité et de la quantité. Tout était propre, net, par une mauvaise herbe. Il est vrai que Louis était sur ses terres de l'aube au crépuscule. En fin de journée, il savourait un instant de détente, sous le feuillage du poirier, assis dans son fauteuil Voltaire, grillant avec délectation une cigarette. Parfois le petit Pierre, le fils du boucher, lui tenait compagnie, ils devisaient comme de vieux camarades. Pour imiter Louis, petit Pierre ramassait des mégots de cigarettes tout en faisant semblant de fumer. Que se disaient-ils ? Allez savoir ! Louis devait certainement philosopher sur la nature et prodiguer quelques conseils sur la façon de cultiver la carotte, le poireau et les pommes de terre. Il m'arrivait quelque fois de lui rendre une petite visite amicale. On parlait de tout et de rien. En le questionnant adroitement, j'avais pu obtenir quelques renseignements sur sa vie passée. Il était parti de Pologne, pour se retrouver interné, pendant la guerre, dans un camp en Allemagne. Camp de prisonniers de guerre ou de concentration, pas moyen de savoir. D'Allemagne il est arrivé dans les charbonnages de Campine pour lesquels il avait obtenu, un permis de travail et de séjour. Combien de temps a-t-il travaillé à cet endroit. Mystère ! Par la suite, j'ai supposé qu'en se rapprochant de Liège, il se faisait engager comme saisonnier dans des entreprises agricoles. Romantique, Louis avait planté quelques tulipes rouges de toute beauté. À la floraison il en offrait une brassée à la bouchère pour qu'elle la dépose sur un coin du comptoir. Toujours maintenant, à chaque printemps, dans un coin du terrain, fleurissent des tulipes rouges. Ce sont celles de Louis.

Mais nous voilà déjà en automne avec son cortège de pluies, de vent voire même quelques gelées précoces. Un matin, un peu frileux, on découvre Louis tout recroquevillé sur sa couche. Ce n'était pas normal d'être dans cet état. Aussi, nous appelâmes un médecin à la rescousse. En voyant Louis, il a un mouvement de recul, se demandant dans quel traquenard il était tombé. Il pensait certainement comment nous avions pu, en connaissance de cause, laisser un être humain dans une situation pareille. Après quelques explications, il s'était finalement rallié à notre point de vue. À savoir que Louis était connu de la police et des services sociaux de la ville et que jusqu'à ce jour nous l'avions laissé jouir d'une liberté totale. Pour qu'il puisse bénéficier d'une intervention financière, en cas de besoin, mon épouse était parvenue à l'inscrire dans une mutuelle de quartier.

Rassuré, notre toubib prenant son courage à deux mains entreprend d'ausculter Louis repoussant de saleté, répandant une odeur nauséabonde, fiévreux et toussant à rendre l'âme. Après examen, il décida de l'hospitaliser. On fait appel à une ambulance, on place Louis sur une civière. Quelle tristesse de le voir partir de cette façon. Il faisait penser à une vieille souche d'arbre que l'on venait de déterrer. C'est le cœur gros que nous l'avions vu partir. Nous savions déjà qu'il ne reviendrait plus sur ses terres.

Hospitalisé à l'hôpital du Valdor, il était bien soigné, mais moralement le ressort était cassé. Nous lui avons rendu visite. Il était dans une chambre commune. Deux rideaux le séparaient d'autres malades. Il était content et heureux de nous voir. Nous lui avions apporté du gâteau et une bouteille de vin. Après nous avoir remerciés, il nous avait demandé qu'à partir de cet instant, il ne fallait plus lui rendre visite et que tout était bien comme cela. Dix jours après notre visite, notre « vieux Louis » décédait. À ce moment-là, la chanson de Hervé Cristiani  m'était revenue en mémoire et tout en la parodiant quelque peu je m'étais mis à fredonner « Il est libre Louis », « Il est libre Louis », « Je crois bien l'avoir vu s'envoler bien haut ».

Jean de la Marck