Naniot, la briqueterie et la belle avenue
Par Jean de la Marck
Genie ! « n'avez'v nin vèyou Jean jean sol' rowe » Oh nonna Guerite, i djôwe mutwèt el briquetrèye ». (Eugénie, n'avez-vous pas vu Jeanjean sur la rue. Oh non Marguerite, il joue certainement dans la briqueterie).
Briquetrèye ou briqueterie, voilà comment ma grand-mère et sa sœur désignaient la plaine des sports de Naniot où je jouais d'habitude. Elles n'avaient pas tort, car elles l'avaient connue et racontaient que dans les années 1930, il existait bien une briqueterie où l'on utilisait la terre argileuse de la colline de Naniot pour façonner des briques et les cuire sur place. En 1928 ces briques auraient servi à la construction des petites maisons sociales du Boulevard Jean Théodore Radoux. Par la suite, la briqueterie disparue, le site fut assaini et aménagé en plaine des sports et loisirs, qui, suivant la configuration des lieux fut divisé en divers plateaux situés à différentes hauteurs.
En premier lieu, dans le bas de la rue Naniot, on trouvait des terrains de tennis tracés, marqués mais sans filets (pénurie résultant de la guerre). Plus haut, dans le milieu de la colline, il y avait deux terrains de basket-ball. Particularité de l'époque, le marquage des terrains de sport était réalisé au moyen de petites briques grises placées sur champs, et le revêtement était en cendrée noire. Longtemps, ces terrains furent utilisés pour des ébats footballistiques. Sur chaque plateau était érigée une maisonnette, équipée de toilettes et de vestiaires. Sur un tertre, on découvrait un belvédère pourvu d'une banquette circulaire, en « graniteau », de laquelle on dominait les terrains de jeux. Sur chaque toiture on pouvait admirer des girouettes ayant comme motif de décoration les animaux des fables de Jean de la Fontaine. Enfin tout au-dessus de la colline, longeant le Boulevard Jean Théodore Radoux on découvrait un splendide parc dans lequel on pouvait suivre des sentiers tracés au travers de pelouses agrémentées de plates-bandes, arbres et buissons. Du parc, on avait une vue globale sur l'ensemble des plateaux mais également sur une partie de la ville. C'est de cet endroit que j'ai vu, avec horreur, un matin ensoleillé d'août 1944, éclater les bombes américaines sur le quartier de Fragnée. C'était la guerre, je venais d'avoir 10 ans.
En contrebas du parc sur le côté gauche, en montant le Boulevard César Thomson, juste dans le grand virage, on découvrait un espace pour enfants (aujourd'hui plaine de jeux Jean Clajot) comportant une grande fosse remplie de sable jaune ainsi qu'un bassin ovale en béton-ciment (toujours existant de nos jours) permettant de faire naviguer de petits bateaux quand il y avait de l'eau, ce qui n'était pas toujours le cas. Parfois, l'été, quand il faisait chaud, un employé communal se déplaçait et venait ouvrir la vanne d'arrivée d'eau pour permettre le remplissage du bassin. Mais, au lieu de lancer sur l'élément liquide des petits bateaux que nous ne possédions pas, c'est nous qui barbotions dedans considérant qu'il s'agissait d'une piscine. Bien entendu, dans 30 cm de profondeur, sans filtration, le bassin devenait vite un véritable cloaque à faire frémir les agents de la santé publique de notre époque. Mais, nous n'en avions cure. Nous passions des abords terreux complètement inondés, dans l'eau du bassin, sans rinçage des pieds, ce qui amenait beaucoup d'alluvions. Vu la profondeur, il n'était pas question de nager. On s'éclaboussait copieusement pour se retrouver les vêtements complètement trempés. Aussi, la rentrée à la maison ne se faisait pas toujours dans la joie. On peut comprendre ! Heureusement ou malheureusement selon…, le bassin n'était pas souvent rempli d'eau, excepté par un fond d'eau stagnante alimenté par le régime des pluies que nous connaissons tous. Il devenait alors un véritable dépotoir constitué de morceaux de bois, de grosses pierres que nous jetions pour réaliser un passage à sec d'un bord à l'autre et de quelques bouteilles en verre. Lassés de cet environnement, nous consacrions notre énergie à d'autres jeux.
Football, billes, parties de cache-cache dans les nombreux buissons entourant les terrains de jeux. Garnements que nous étions, il nous arrivait de grimper sur les toitures des petites maisons pour dessiner, à la craie de couleur, sur les ardoises de couverture, divers personnages ou écrire de petits messages (cœur transpercé d'une flèche) à l'intention des filles. Nous étions des tagueurs en avance sur le temps présent, avec la seule différence, c'est que nos œuvres disparaissaient à la moindre averse. On jouait aussi aux petits brancardiers de la croix rouge, dignes émules d'Henri Dunant. Je me souviens également d'un jeu que l'on surnommait Nord-Sud, organisé par les grands âgés d'une quinzaine d'années, et qui rassemblait, en fin de journée, tous les jeunes du quartier Naniot. Le jeu se déroulait sur l'ensemble des plateaux y compris le parc, et, consistait, comme à la guerre de Sécession, en des attaques de nordistes et sudistes au cours desquelles on devait faire des prisonniers dans chaque camp que chacun s'empressait de délivrer malgré des gardes rapprochées. Malheureusement, je n'ai plus en mémoire certains détails et astuces de ce jeu très passionnant et très physique. Le jeu devait cesser par manque de combattants dans l'un des camps.
Parfois, après de folles galopades sur toute la plaine, il nous arrivait, pour souffler un peu, de nous asseoir, en cercle, jambes croisées à la manière des indiens tenant une réunion de clans. On fumait alors le calumet de la paix sous la forme d'un ersatz de cigarette Odon Warland pur foin, subtilisé de l'étui paternel. On se passait le « guitch » (mégot) l'un à l'autre en tirant un coup. Il n'était pas question d'aspirer la fumée, les joues gonflées on la rejetait en soufflant. Malheur à celui qui inhalait, c'était la quinte de toux assurée, On arrêtait la séance lorsque le « guitch » humecté ne laissait plus passer la fumée. On était fier, on jouait à l'homme, alors que nous avions toujours de la mousse de savon derrière les oreilles, suivant l'expression bien de chez nous, marquant la différence entre un enfant et un adulte.
N'oublions pas les jeux d'hiver, car avec un enneigement de deux à trois semaine et parfois plus, on avait de quoi s'occuper. Mise à part la rue Naniot, qui représentait pour nous le must de la descente en traîneaux, la plaine de jeux nous offrait tout un éventail de petites descentes, soit d'un plateau à l'autre, soit des « pistounettes » sur les pentes des tertres des belvédères. Ces dernières n'étaient pas bien longues, mais à force de passer et repasser sans cesse, la neige très compactée se transformait en véritable patinoire de glace. Bien sûr, on descendait sur nos archaïques traîneaux de bois, ou, le postérieur enfoncé dans une vieille marmite on glissait en tournoyant sur la piste. Souvent, on se laissait aller en glissant, accroupi, sur nos sabots de bois que nous achetions au magasin Bouquette, dans le quartier Sainte Marguerite. Pourquoi des sabots de bois ? Parce que les pieds étaient bien au chaud, et que l'on économisait la seule paire de bottines en cuir, cloutées que nous possédions pour nous rendre à l'école, et que le cuir mouillé nous gelait les petons et surtout nous glissions bien. L'inconvénient c'est qu'ils manquaient de souplesse, nous devions marcher à pieds plats et la rigidité, à la longue, nous faisait un mal fou au coup de pied. De plus, en marchant dans la neige, celle-ci s'accumulait sous la semelle en une épaisseur telle qu'elle nous grandissait de cinq centimètres nous mettant en équilibre instable. Mais, malgré ces petits désagréments, qu'est-ce qu'on s'amusait bien ! Frigorifiés et la goutte au nez, on oubliait de rentrer à la maison.
On peut-être un gamin des rues sans pour cela, même à 10 ans, être dépourvu de romantisme. La première fois que j'ai traversé le parc, c'était pour aller reconduire un petit copain qui habitait sur le boulevard Jean Théodore Radoux. En débouchant sur cette large artère, bordée de platanes et de coquettes petites maisons précédées d'un jardin, j'eus un coup de cœur et fus conquis, en pensant que, seuls des riches pouvaient habiter et vivre en cet endroit alors que mes parents et moi vivions dans deux pièces au 1er étage d'un immeuble de la rue de Hesbaye avec WC au fond du jardin. Quel silence, quelle quiétude, avec un peu d'imagination on se serait cru à la campagne. Mais, tout à coup, quel est ce chuintement qui me fait sortir de ma torpeur. C'est le trolleybus 36 de Sainte Walburge qui passe, ses deux trolleys glissant silencieusement sur les caténaires. Tandis qu'au loin, j'aperçois une charrette tirée par un cheval émettant un léger « cataclop ». C'est le boulanger qui fait sa tournée. Comme vous le constatez il y a peu de circulation.
Mon copain me raconte que les soirs d'été, il va à la chasse aux « abalowes » (hannetons) qui tournent sous les platanes. Effectivement, un soir je l'accompagne dans une chasse effrénée aux « binamèyes aballowes ». Je parviens avec moult difficultés à en attraper 2 ou 3 que je place dans une boîte d'allumettes. Par la suite, jeu cruel, car nous ne sommes pas des enfants de chœur, nous attachons un fin fil à une patte du pauvre coléoptère pour le faire tourner au-dessus de nos têtes comme un petit cerf volant.
Mais, question cruauté, la bande de molinveaux ne faisait pas dans la dentelle avec les pauvres hannetons. Elle préparait une sorte de piste de cirque, avec une plaque ronde en métal, sur laquelle, elle laissait s'affronter des hannetons et des scarabées dorés. Selon les dires de mon camarade Raymond, membre émérite de cette bande, on assistait à un véritable carnage.
Ce boulevard a tellement marqué mon esprit que toujours, à l'heure actuelle, et malgré de nombreuses modifications aux maisons, j'apprécie encore son urbanisme. Malheureusement, aujourd'hui, le silencieux trolleybus 36 a été remplacé par un autobus 23 bruyant et polluant, la charrette du boulanger par un camion et surtout le boulevard, bien asphalté, sert d'autodrome à de nombreuses voitures. Bonjour la sécurité ! Mais au fait, j'y pense, que sont devenues les « abalowes » qui tournaient jadis sous les platanes…
Jean de la Marck