« Jean-Jean, allez un peu me chercher... »
Par Jean de la Marck
Voilà une injonction que j'ai souvent entendue, pendant mon enfance, exprimée par Mèmère Guerite chez qui je résidais souvent pendant les vacances scolaires dans le quartier Bas-Rhieux. Entendons-nous bien ce n'était pas la galère tous les jours et je n'étais pas un ilote taillable et corvéable à merci. Mais Mèmère Guerite avait le don de m'envoyer faire de petites courses à gauche et à droite, toujours, comme il se doit, au moment le plus importun pour moi. Me rendre à l'épicerie du coin juste au moment où je devais rejoindre mes petits copains pour une partie de football au parc de Naniot.
« Jean-jean ! Voici un potiquet, allez me chercher 200 grammes de verdure chez Genie », l'épicière du coin (la verdure était une saumure d'oseille, de cerfeuil et d'épinard avec laquelle on réalisait d'excellentes soupes vertes). Dans la main ouverte que je lui présentais, elle laissait tomber quelques pièces de monnaie. Comme elle avait la fâcheuse habitude de calculer à l'avance le prix de l'achat, elle me donnait soi-disant le « compte djusse » complété par 2 ou 3 vidanges de bouteilles à rentrer. Souvent le « compte djusse » ne l'était pas. Le prix était plus élevé que prévu, ou bien une des vidanges n'était pas reprise par Genie. Soupçonneuse, Mèmère Guerite avait toujours difficile d'admettre la justesse du compte. C'est la mort dans l'âme qu'elle me renvoyait chez Genie avec le compte rectifié, mais toujours persuadée que son compte était le bon.
Pendant la guerre, ce fut une période fastidieuse pour faire des commissions. Afin d'être sûre d'avoir un pain, Mèmère Guerite m'envoyait prendre la file d'attente à la boulangerie Humblet, située près du carrefour Fontainebleau. Elle venait ensuite me remplacer et me libérer de cette corvée. Rétrospectivement, j'ai froid dans le dos, car ma grand-mère et moi, aurions pu nous trouver à cet endroit au moment de l'explosion d'un tank allemand en plein carrefour, lors de la libération de Liège, provoquant un véritable carnage parmi la population qui attendait pour avoir un pain.
En 1943 est né mon petit cousin Marcel. Tous les jours, pour bien le nourrir, il lui fallait du bon lait entier. C'est ainsi que deux fois la semaine Mèmère Guerite m'envoyait chercher le « lècê da l'èfant ». Je partais de la rue Bas-Rhieux en portant une petite « djusse » destinée à recevoir le précieux liquide, puis par les rues de Hesbaye, du Moulin et de la Légia j'aboutissais sur la Place Denis où résidait la « grosse Bertine » pourvoyeuse, en fraude, de produits lactés. Heureusement, cela n'a pas duré très longtemps, car petit Marcel a vite préféré une nourriture plus solide.
Comme il y en a qui ont une tête à claques, moi j'ai certainement une tête à courses. Pour preuves, à l'école primaire lorsqu'un document devait parvenir à Monsieur le Directeur, c'était ma pomme qui était toute désignée. Malgré que cela m'importunait quelque peu, devant toute la classe, je bombais le torse, certain d'accomplir une mission de confiance. Même pendant les humanités, le prof de comptabilité et de pratiques commerciales m'envoyait au bureau de la poste, afin de retirer des bulletins de versement, acheter des timbres fiscaux et déposer des enveloppes de C.C.P.
A l'armée, pendant mon service militaire, indépendamment des corvées habituelles, bien qu'étant sergent, j'étais chargé par l'adjudant-chef de ménage de me rendre une fois par semaine, avec une petite équipe, dans les dépôts alimentaires de l'armée afin d'en ramener des conserves, du pain, de la viande congelée, des légumes frais et quelques petites boîtes spéciales destinées à la réserve de guerre du bataillon. Comme vous le constatez, c'était une mission de la plus haute importance. Seulement voilà, l'adjudant-chef était une véritable peau de vache, contrôlant tout, soupçonneux, n'hésitant pas à me renvoyer au dépôt pour une malheureuse petite boîte de pâté de foie qui ne lui semblait pas conforme à son goût. Mais, comme il y a des plats qui se mangent froids, j'ai bien jubilé quand il a été mis à pied et muté suite à des malversations commises dans les comptes ménages du bataillon.
Rendu à la vie civile, je me suis marié et les petites courses ont continué de plus belle faisant partie mon quotidien en suivant les directives écrites de maman Monique, grande argentière détentrice et conservatrice de la bourse ménage. Maintenant que je suis retraité, je visite de plus en plus les magasins du quartier : boulangerie, crèmerie, boucherie banque, librairie et supérette. La plupart des courses se font pédestrement, car ON me fait comprendre qu'à mon âge, la marche c'est bon pour la santé. Depuis les années que cela dure, j'en suis persuadé. De plus, aller d'un magasin à l'autre permet de rencontrer des personnes et d'établir des contacts toujours positifs. Cela m'aura servi énormément dans mes activités professionnelles de public relation (avec accent anglais SVP). Voilà pourquoi ma devise est « courses toujours il t'en restera quelque chose ».
Jean de la Marck