Le tram 12, les Arzis et la place du Flô
Par

Au cours de mon enfance, il m’est arrivé de visiter quelques quartiers de notre bonne ville de Liège au gré des déménagements de mes parents ou au gré de vacances passées chez ma Mèmère Guerite (Marguerite). A chaque fois, je me suis adapté au milieu ambiant dans lequel je devais évoluer, par la force des choses. Saint Séverin – Agimont, Cathédrale, Passage Lemonier, Sainte Marguerite, Naniot-Hesbaye, Montagne Sainte Walburge, Hocheporte autant de quartiers qui me rappellent fréquemment des souvenirs : une place, une rue, des copains, des jeux, voire certains évènements.

Prenons le quartier Sainte Marguerite, par exemple. Je n’y étais pas domicilié mais j’y étais souvent pendant les vacances. Mèmère Guerite et Pèpère Jean habitaient rue Sainte Marguerite, en face de la clinique Saint Joseph, qui n’était pas encore, à l’époque dont je vais vous parler, le gros hôpital que l’on connaît maintenant. Nous sommes en 1943. Ne connaissant personne dans le coin, j’avais quand même observé des enfants de mon âge qui jouaient sur une place. Je m’y suis hasardé et j’ai découvert la place des Arzis. Petite place ombragée, nichée entre la rue Sainte Marguerite, qu’elle surplombe, et la rue Wacheray réalisant ainsi une liaison avec la rue de Hesbaye.

ARZIS, quel drôle de nom allez vous dire. Celui-ci provient du wallon « arzeye » qui veut dire argile. On peut raisonnablement supposer qu’il existait un sol argileux en cet endroit que l’on pourrait dénommer « Argilière ».

Sur place, j’ y ai rencontré quelques petits garçons et petites filles de mon âge. J’avais 9 ans. On a sympathisé et d’emblée j’ai été accepté et incorporé dans leurs jeux. Comme nous étions en temps de guerre, les services communaux avaient creusé une tranchée, en zigzag, sur toute la longueur de la place. Elle était recouverte de tôles ondulées et de terre. Elle devait servir d’abris, aux habitants riverains, en cas d’éventuels bombardements par les aviations anglaises et américaines. Elle avait une profondeur d’environ deux mètres, les parois étaient pourvues d’un tressage de branches d’arbustes afin de retenir les terres. Une porte munie d’un cadenas en défendait l’accès. Je ne sais qui possédait la clef pour l’ouverture de la porte. Autant vous dire que la tranchée n’a pas servi à grand-chose. Les habitants des maisons préféraient descendre dans leurs caves en cas d’alertes. Pourtant, elle n’était pas abandonnée pour tout le monde, car elle servait aux galopins que nous étions. Délaissée par les adultes, nous avions pris possession des lieux pour y organiser nos jeux de cache-cache et de guerre. Pour y pénétrer, la porte pour nous , n’était pas un obstacle majeur. On creusait la terre, dans la partie supérieure, juste au-dessus du linteau afin de pratiquer une ouverture suffisante pour s’y faufiler et s’introduire dans le lieu « sacré ». Vous vous rendez compte du nombre de caches disponibles dans cette tranchée.

Lorsque l’on jouait à la guerre, il y avait bien entendu les bons et les méchants. On ne parlait pas d’Allemands, d’Anglais, de Russes ni d’Américains par crainte d’oreilles indiscrètes. Bien entendu nous avions des « armes » : petits revolvers à bouchons pétards, carabines à capsules, parfois on coiffait un vieux casque de l’armée belge. Mais le nec plus ultra, était le casque de Marcel. Il s’agissait, si mes souvenirs sont bons, d’un casque de tankiste de l’armée française, avec un gros bourrelet de cuir frontal, le même type que celui du colonel de Gaulle lorsqu ‘il commandait un régiment de cuirassés lors de l’invasion allemande. C’était sans doute un trophée de guerre que le papa de Marcel avait ramené de sa campagne des 18 jours. Chacun voulait le coiffer, mais Marcel, grand seigneur, ne daignait pas nous accorder cette faveur, conscient qu’il possédait un objet précieux puisqu’il suscitait tant de convoitises.

Avant d’entamer une partie de gendarmes et voleurs, le groupe se réunissait et on « potait » afin de créer deux équipes. Les voleurs devaient se cacher, les gendarmes les découvrir. Les bonnes « caches » se trouvaient entre la paroi de branches tressées et le mur de terre. Il ne fallait pas être trop gros pour s’y faufiler, mais avec « les bonnes calories » de l’époque, il n’y avait pas photo car la plupart d’entre nous était du genre « inglitin » ( hareng saur). Une autre cache se situait sur le rebord de la tranchée, sous la tôle ondulée. Dans la pénombre, car il faisait presque noir « gayette » (charbon), les gendarmes avançaient à tâtons, silencieusement, à l’écoute du moindre bruit. Bien entendu, les gendarmes avaient toujours le dessus en extirpant les voleurs de leurs cachettes. Pourtant ce n’était pas toujours tâche facile car au fil du temps nous devenions des spécialistes du camouflage.

L’autre pôle d’attraction était les bâtiments de la Maison Liégeoise. Constructions érigées mais non achevées pour faits de guerre. Quel plaisir de se glisser à l’intérieur des appartements, de grimper « quatre à quatre » les escaliers menant aux étages avec la peur collée au corps, au risque de se faire attraper par un agent de police ou un inspecteur de la société.

Chaque jour, on variait les plaisirs. On jouait aux billes, au football, puis tout à coup l’un d’entre nous suggérait de poser des « bouchons pétards » sur les rails du tram 12. On fouillait ses fonds de poches et avec les quelques « cennes » récoltées on allait chez Didine acheter les précieux « explosifs ». On guettait l’arrivée du tram, et lorsque celui-ci s’arrêtait au coin de la rue HBaron, 200 mètres nous séparaient du convoi. On s’empressait de déposer en ligne, avec un intervalle de 20 cms, les « bouchons pétards ». Rigolards, on voyait démarrer le tram, nous réjouissant de la pétarade qu’il allait provoquer. Effectivement, sur quelques mètres, avec le sourire du conducteur qui avait compris le jeu, tout éclatait comme une mitrailleuse. Nous sautions de joie devant la réussite de notre exploit.

Toujours chez Didine, on achetait des « cric-crac ». Il s’agissait d’une bande de papier sur laquelle étaient déposées de petites boules brunes. En frottant, les petites boules sur une pierre de taille, elles s’enflammaient et crépitaient comme un mini feu d’artifice. Lorsqu’on les tenait enfermées dans nos mains jointes, cela provoquait un chatouillement sur nos paumes. Pour jouer aux sales gamins, nous les déposions dans les boîtes aux lettres, au grand risque de détruire le courrier. Plus tard, lorsque la population subira les attaques des bombes volantes allemandes et obligée de vivre continuellement dans les caves, nous les jetterons carrément dans les buses des poêles sortant des soupiraux. Imaginez la peur des pauvres personnes blotties auprès du feu entendant pétarader dans leur cheminée de fortune. C’était vraiment un jeu de sale gosse.

Nous avions quantité d’autres activités aussi farfelues les unes que les autres. Toujours au départ de chez Didine, on achetait des » pierres à feu ». Lorsqu’on les jetait à terre, elles glissaient dans un crépitement infernal. Une seule n’était déjà pas mal, mais plusieurs cela devenait franchement inconfortable pour le voisinage. Chez Didine, on trouvait aussi des pipes en terre cuite dont le foyer était rempli d’acide citrique que l’on aspirait par le tuyau. Quand la pipe était vide on s’en servait, en la trempant dans une eau savonneuse, pour souffler des bulles multicolores.

Malgré tout, nous avions quand même quelques moments de calme que nous mettions à profit pour regarder avec intérêt et amusement dans un kaléidoscope. Petit appareil formé d’un tube opaque, contenant des petits morceaux de verre coloré de formes géométriques différentes, qui produisait des dessins variés lorsqu’on le secouait. C’était beau, c’était magique. Inutile de vous dire que l’on se procurait cet article chez Didine. Mais il coûtait quand même cher pour les quelques malheureux sous que nous avions en poche. On devait solliciter les parents pour obtenir le précieux objet. Moi, c’est avec beaucoup de réticence que mon « Pèpère Jean » consentait à ouvrir son porte-monnaie pour me donner quelques « cennes ».

Lorsque l’on avait soif, on allait se désaltérer à la fontaine adossée au mur d’enceinte de la Clinique Saint Joseph qui débitait l’eau des Fontaines Roland. Eau qui provenait d’une source jaillissant des flancs de la colline d’Ans. Cette eau alimentait aussi toutes les fontaines installées dans les cours des belles demeures du Mont Saint Martin et de la rue Saint Pierre.

Pour les pipis, nous disposions d’un urinoir installé sous la place. Il était équipé d’une grande dalle en pierre bleue fixée au mur, cela nous permettait d’organiser des concours du plus haut pipi.

Parfois, en manque d’idées, on se déplaçait en montant vers la place du Flô. Petite place carrée, ombragée, plus calme que les « Arzis ». A l’entrée, il y avait un édicule qui crachotait de l’eau à tout moment, sans doute la conséquence d’une fuite. En fait il s’agissait d’une chambre de visite installée sur le réseau des Fontaines Roland. A l’époque je croyais que l’eau s’écoulant de l’édicule avait donné le nom de la place ! Nous nous y rendions pour voir jouer au bouchon les messieurs du coin. Jeu passionnant et excitant demandant beaucoup d’adresse et de concentration de la part des joueurs. Jeu d’argent aussi car il fallait miser quelques pièces de monnaie. Le jeu consistait à renverser au moyen d’une rondelle métallique que l’on pourrait appeler palet, un bouchon également en métal sur lequel chaque joueur déposait sa mise dont la valeur était déterminée au départ de la partie. Placé à une certaine distance du bouchon, comme avec le cochonnet de la pétanque, le joueur tentait de le renverser d’un coup direct. Le nec plus ultra était que la rondelle vienne percuter la base du bouchon de façon à faire tomber toute la monnaie à l’intérieur d’un cercle tracé au préalable. Il était difficile pour nous de jouer au bouchon, car nous n’avions pas les accessoires du jeu à notre disposition. Parfois, les adultes nous permettaient quelques lancers, tentant de nous inculquer les règles du jeu.

Par principe et par peur, on ne montait pas la rue Sainte Marguerite plus haut que la place du Flô. Pourquoi me direz-vous ? Pour une raison bien simple, nous avions peur de gros bâtiments assez sinistres, entourant une cour, dont l’accès se faisait par une grande porte cochère. Ils se situaient dans le haut de la rue Sainte Marguerite, à l’endroit où celle-ci fait jonction avec la rue Eugène Houdret. De cette époque subsiste encore un pan de mur. De nombreuses familles polonaises logeaient dans ces bâtiments. Pendant cette période troublée qu’était la guerre, des mineurs polonais travaillaient dans les mines de charbon exploitées dans le quartier. Il était normal qu’ils se regroupent entre nationaux dans cette sorte de ghetto. La méconnaissance de cette population, la peur de l’étranger, les difficultés pour se chauffer et trouver de quoi s’alimenter, contribuait à entretenir un climat d’hostilité à l’égard de cette population plus malheureuse que nous. Les rumeurs courraient bon train : enlèvements d’enfants, disparition des chats et des chiens pour les manger,de laides têtes alors que les braves mineurs polonais revenaient de la mine le visage noirci par le charbon. Evidemment dans nos têtes d’enfants toutes ces rumeurs ne faisaient qu’aggraver un sentiment d’insécurité. Les conseils de Mèmère Guerite étaient de ne pas aller rôder du côté de la maison des Polonais. Ils ne m’ont pas empêché de jouer avec des copains et copines polonais

Après ces petites escapades sur le Flô et le haut de la rue, nous retrouvions avec plaisir notre place des Arzis.

Aujourd’hui, elle est toujours là, avec ses arbres, maintenant elle sert de parking aux voitures ce qui lui ôte une partie de son charme d’antan et que les « bouchons pétards » ne crépitent plus au passage du tram 12.

Jean de la Marck