Bains privés, bains publics, pierre ponce et savonnette
Par Jean de la Marck
Presque tous les dimanches matins de mon enfance ont été consacrés au décrassage corporel. C'est-à-dire aux bains. Cela commençait toujours par le même scénario « Jeanjeaaan, l'eau est chaude, viens prendre ton bain ». Accourant aussi vite qu'un cocker à qui on doit faire mousser le poil, je pénétrais dans la cuisine et constatais que l'engin de torture était bien là. En l'occurrence une « tinne ». Elle trônait, posée à terre, au milieu de la pièce, face à la grosse cuisinière à pavés fonctionnant au charbon. C'était une sorte de grand bassin de forme ovale avec un haut bord et muni de deux poignées aux extrémités. Elle était fabriquée en tôle galvanisée et servait aussi bien pour cuire le linge que pour prendre le bain dominical.
Pour chauffer l'eau, on utilisait une bouilloire en tôle émaillée déposée sur la taque de la cuisinière. Dès que l'eau entrait en ébullition, la vapeur s'échappait par le bec verseur, en forme de col de cygne que l'on appelait familièrement « la busette », signalant que l'eau était bonne à verser dans la cuve. Après avoir refroidi légèrement l'eau bouillante, on testait la température du bout du pied avant d'entrer de plain-pied dans cette « tinne » à la couleur grise rébarbative. On se tenait debout, bien au milieu, tel un noble faisant ses ablutions dans la salle à manger du château.
Pour se laver, on utilisait, restriction obligée par temps de guerre, une sorte de savonnette synthétique de couleur verte qui avait la particularité de flotter sur l'eau. C'était pratique quand elle vous glissait des mains on la récupérait facilement. Ce n'est pas comme le vrai savon qui vous glisse entre les pieds et les fesses qui se dérobe à chaque tentative de prise et vous oblige à vous contorsionner dans la baignoire. Elle ne lavait pas bien. Pour récurer les genoux, noircis par les nombreuses parties de billes, on utilisait de la pierre ponce, pierre de lave façonnée en forme de petite souris dont le ventre lisse servait à frotter. Après une séance de ponçage, les genoux étaient propres, mais restaient colorés d'un rouge vif assez longtemps.
Après le bain, il ne restait dans la « tinne » qu'une eau verdâtre avec quelques bulles, genre bouillon de culture que n'aurait pas désavoué le sinistre Gargamel, ennemi juré des Schtroumpfs.
La situation économique s'améliorant quelque peu, je me rendais alors, pour mon grand bain de la semaine, aux bains et lavoirs de l'Ouest, situés rue du Général Bertrand. Là, pour une modique somme, on pouvait prendre un vrai bain dans une vraie baignoire avec du vrai savon et de l'eau chaude à profusion. Je sortais de l'établissement comme un sou neuf.
Par la suite, en grandissant et sachant nager, je passais mes samedis après-midi aux Bains et Thermes de la Sauvenière. D'abord la douche obligatoire, puis la natation et les jeux aquatiques pendant deux à trois bonnes heures. Je quittais les bains la peau des mains fripée d'être resté longtemps dans l'eau. Ainsi, chloré et désinfecté, j'étais nickel pour la semaine à venir.
En 1951, j'avais 17 ans. Branle-bas de combat, nous emménageons dans la nouvelle maison que mes parents venaient de faire construire. Comme de bien entendu, une salle de bains était installée ; toute neuve, toute belle, avec baignoire, chauffe bain Renova, fonctionnant au gaz de ville, un lavabo, pas très grand, avec robinets eau chaude eau froide. Pour chauffer la pièce, on utilisait une petite « chaufferette » raccordée au robinet de gaz par un long flexible caoutchouté. En fonctionnement, cet appareil répandait les gaz brûlés dans l'atmosphère de la pièce, provoquant de la condensation sur les murs et mettant notre vie en péril si on l'utilisait plus d'une demi-heure sans apport d'air frais. Aujourd'hui ce type d'appareil ferait frémir le plus aguerri des pompiers. Que voulez-vous, autres mœurs autres usages.
Maintenant, il est tellement courant de prendre un bain qu'il est difficile de croire qu'il n'en fut pas toujours ainsi, et je ne regrette pas la « tinne », la pierre ponce et la savonnette flottante.
Jean de la Marck