Alerte ! Les robots sont parmi nous
Par Jean de la Marck
Le sept septembre 1944, Liège vient d'être libérée, du joug allemand, par l'armée américaine et plus précisément par la 3ième division blindée. Pour les Allemands, c'est la débâcle, ils fuient vers l'est pour retrouver à toute vitesse leur « vaterland », talonnés par les troupes alliées. La ville est en fête pour acclamer comme il se doit ses libérateurs.
Par sa position géographique, Liège va devenir un centre logistique important pour l'approvisionnement de la 1ère armée américaine. L'allemand est-il encore capable de contenir la chevauchée fantastique des Américains vers l'Allemagne, déjà si proche.
En ville, la vie s'organise. Malgré la libération, la population doit toujours faire face aux restrictions provoquées par l'occupation allemande. Heureusement, grâce aux soldats américains, très nombreux dans le centre-ville et très généreux, elle parvient sur le plan alimentaire à augmenter les maigres rations journalières. On verra d'ailleurs s'installer un véritable commerce entre nos citadins et leurs libérateurs : nourriture, cigarettes, vêtements…
On se dit, ouf, le cauchemar est presque terminé. C'est certain les Américains vont gagner la guerre. C'était sans compter sur l'esprit de revanche et de vengeance des Allemands. En effet leurs ingénieurs, en grand secret, mettent au point des armes de destruction terrifiantes telles les V1 et V2. Le V1 est une bombe ayant l'apparence d'un petit avion, sans pilote, surmonté d'un moteur en forme de tuyère pétaradant et crachant des flammes et se faisant entendre de très loin. Aujourd'hui, on l'appellerait avion à réaction.
Par contre le V2 est en fait une véritable fusée, ressemblant à celles que nous envoyons aujourd'hui dans l'espace en les faisant décoller verticalement du sol. C'est un engin bourré d'explosif, ne faisant aucun bruit, donc plus sournois que le V1 annonçant toujours son arrivée.
Les Allemands décident donc d'utiliser ces projectiles destructeurs pour anéantir les villes d'Anvers, Londres et Liège et semer la terreur parmi les populations. Les tirs de V2 seront surtout dirigés vers Anvers et Londres. N'empêche que le 26 septembre 1944, sans raison apparente, la foudre s'abat sur une rue de Herstal. Seulement voilà, il ne s'agit pas d'une manifestation due à des conditions atmosphériques. À l'endroit de l'impact de l'éclair, on découvre dans un grand nuage de poussière, la destruction de plusieurs habitations et la mort de nombreuses personnes. On n'a rien vu, ni entendu, sauf peut être un « bang » que l'on entend lorsqu'un avion à réaction franchit le mur du son. Du coup les rumeurs les plus folles courent parmi la population choquée. Quel est ce mystérieux engin qui a percuté le sol. Le mot « robot » est lancé. À l'époque ce mot a une tout autre définition que celle d'aujourd'hui pour désigner des objets ménagers ou des humanoïdes japonnais. Pour le commun des mortels, il s'agit d'une machine infernale dont on ne connaît ni l'aspect ni le fonctionnement. Heureusement peu de V2 (environ 25) tomberont sur Liège et ses environs. Liège ne sera pas épargnée pour autant, car d'autres « robots » ne vont pas tarder à se manifester. La cité va connaître un répit très précaire à partir du 15 octobre date de la dernière chute d'un V2.
Vers la mi-novembre, tout bascule. Au loin, dans le ciel, un moteur pétaradant se fait entendre, on lève les yeux pour apercevoir un engin en forme de cigare surmonté d'un tuyau crachant des flammes. On distingue deux petites ailes. Il avance à grande vitesse. Tout à coup, le moteur est pris de hoquets puis plus rien ! Silence total ! Des témoins constatent que brusquement l'engin pique du nez. Quelques instants plus tard retentit une formidable explosion. C'est le premier V1 dit « robot » qui vient de tomber sur la ville détruisant des maisons et faisant de nombreuses victimes. C'est le début d'une attaque en règle sur la ville et ses environs. À partir de ce moment, la fréquence des alertes va augmenter sans cesse. La population ainsi que les soldats américains cantonnés chez nous vont vivre dans un climat d'anxiété, de peur, les nerfs à fleur de peau, toujours dans l'attente du sinistre hululement des sirènes annonçant l'arrivée d'un engin de mort. Puis tout le monde est à l'écoute du bruit caractéristique qu'il diffuse dans le ciel. En cas d'arrêt du moteur, on peut se dire que c'est pour notre « pomme ». Par contre si le moteur continue à fonctionner, on pousse un soupir de soulagement. Cela veut dire que le « robot » continue sa route pour atteindre Anvers et Londres. Bref, autant dire que c'est la panique, d'autant plus que l'on ne sait jamais où la bombe va tomber. À ce sujet, le commandement américain est intransigeant sur la censure. Pas question de signaler dans les médias les impacts des bombes.
Au début de l'attaque et lors des nombreuses alertes qui vont suivre, la population a l'habitude de descendre dans les caves où autres abris extérieurs afin de se protéger le mieux possible des effets d'une explosion. Par la suite, vu l'intensité croissante des alertes, un grand nombre de Liégeois pour ne pas dire l'ensemble de la population décide carrément de vivre en permanence dans les sous-sols de leur habitation. Au début on y dort la nuit, puis le danger montant crescendo, on abandonne les étages. On s'installe tant bien que mal. On descend, armoire, table, chaises, lits ainsi qu'un poêle à charbon afin de donner un peu de confort dans un lieu rébarbatif. Certaines caves possèdent heureusement un départ de cheminée ce qui ne pose pas de problèmes pour raccorder le poêle. D'autres par contre en sont dépourvues ce qui nécessite l'installation d'une buse d'évacuation débouchant dans la rue en passant au travers d'un soupirail.
Nombreuses sont les personnes qui occupent un local souvent exigu. On peut même parfois parler d'entassement. Malgré une promiscuité, bien consentie, la solidarité règne en maître. Chacun participe à la corvée repas, à la corvée charbon, à la corvée eau. Pour les besoins naturels, on prend le risque, la peur au ventre, de se rendre aux toilettes des étages. Pour se laver, cela se fait très discrètement parfois derrière un rideau, ou lorsque le bâtiment possède une arrière-cour, on affronte alors les morsures de la bise hivernale. Très tonifiant, je vous assure.
En ce qui me concerne, je loge chez ma grand-mère maternelle, rue Bas-Rhieux, car notre appartement, rue de Hesbaye, a été sinistré par l'explosion d'un char allemand dans le carrefour Fontainebleau, très proche. Ma mère décide, pour ne pas augmenter le nombre de personnes installées dans la cave, de dormir dans les cloîtres de l'église Sainte-Croix, proche des magasins de l'Innovation, son lieu de travail. Quant à mon paternel, bravant tous les dangers, il décide de continuer à dormir dans l'appartement dévasté, ouvert à tous les vents en appliquant la formule « ce qui doit arriver arrivera ». Un jour matin, nous l'avons découvert, ronflant comme un bienheureux, dans les couvertures recouvertes de morceaux de verre. Un « robot » était tombé à proximité de l'habitation, pendant la nuit, provoquant un surplus de dégâts.
Ma grand-mère occupe le 1er étage d'un immeuble qui en comporte 3 ainsi qu'une cuisine-cave au niveau trottoir. Au début des bombardements par les « robots », tous les locataires s'étaient réfugiés dans la cuisine-cave. Jugeant cet abri peu résistant en cas d'effondrement, nous cherchons un autre moyen de nous protéger. C'est ainsi que le propriétaire d'un petit bâtiment situé dans une arrière- cour du bâtiment de ma grand-mère vient à notre secours en nous offrant l'hospitalité dans la cave de sa maison, faisant preuve d'humanité et de solidarité. Autant vous dire que nous n'avons pas réfléchi très longtemps pour accepter cette offre inespérée.
Nous avons donc investi les lieux avec nos balluchons et tenté le mieux possible d'aménager le local pour permettre à une douzaine de personnes d'y vivre de façon décente. Pour augmenter la sécurité, mon oncle Louis décide, avec notre aide, d'étançonner le plafond de la cave, au moyen de bois de mine récupéré sur le site du charbonnage de Sainte Marguerite tout proche. De plus, recommandé par les autorités, nous effectuons un percement dans le mur mitoyen afin de réaliser un passage de secours avec le voisin. Bien entendu les déménagements, aménagements et mesures de sécurité se font sous les alertes et la chute constante des machines infernales.
La vie s'organise, ma grand-mère se charge de la cuisine, tâche ô combien difficile, compte tenu de notre pauvre approvisionnement en nourriture. Grâce aux Américains, généreux donateurs : corned-beef , beurre de cacahuète, beurre au fromage et diverses conserves de légumes et jus de fruits, nous parvenons à varier quelque peu l'ordinaire, fait d'une soupe de légumes, très claire, sans graisse et agrémentée de gruau d'avoine, sans oublier le sempiternel « sauret » (hareng fumé) sauveur de la faim pour de nombreuses familles.
De nuit comme de jour, nous sommes aux aguets ; alerte lugubre, puis arrivée d'un « robot » moteur pétaradant, nous sommes inquiets, le moteur va-t-il s'arrêter ou continuer à fonctionner, ouf il passe continuant son chemin vers Anvers et Londres, autres villes martyres. Si le moteur s'arrête, mauvais signe, nous angoissons, nous attendons le sifflement fatidique, précurseur d'une catastrophe. Soudain, dans le lointain, retentit le bruit d'une explosion. De malheureuses victimes seront à déplorer.
Les nuits sont assez pénibles à passer, local exigu, lits placés les uns contre les autres, odeurs corporelles, ronflements. Du coup, le moral en prend pour son grade. Nous vivotons ainsi du 15 novembre à début décembre. Survient alors une accalmie. Nous pensons à ce moment que les troupes alliées ont pénétré en territoire allemand détruisant sur leur passage les rampes de lancement des « robots ». Quel calme, voilà 3 jours que nous n'entendons plus le hurlement sinistre des sirènes. Trop beau pour être vrai. Tout doucement, nous réintégrons nos logis.
Le 16 décembre c'est l'horreur, les Allemands que l'on croyait vaincus déclenchent une terrible offensive dans les Ardennes, bousculant, par surprise, les troupes américaines. La population s'interroge « et si les Allemands revenaient à Liège ». Du coup, les alertes recommencent avec une intensité accrue. Vite, on retourne dans notre cave. Les « robots », plus l'avancée des Allemands, cela fait beaucoup pour les Liégeois. Cette vie de troglodytes va durer jusque la fin janvier 1945. Heureusement, très vite, les Américains se ressaisissent, stoppent l'offensive allemande, et reprennent le dessus pour finalement pénétrer sur le sol allemand et libérer totalement la Belgique.
Entre la mi-décembre et la mi-janvier, 1724 « robots » sont tombés sur Liège, puis la fréquence diminuera fortement à tel point que seuls 6 « robots » seront lancés en direction de Liège dans les dix derniers jours de janvier.
Tous les Liégeois de ma génération et celle qui m'a précédé se souviennent et se souviendront encore longtemps de cette période tragique subie par notre cité. Qui pourrait effacer de sa mémoire l'événement tragique de la place Seeliger au cours duquel, le 4 janvier 1945, on dénombrera quarante victimes, dont 20 petits enfants. Je puis vous assurer qu'à chacun de mes passages sur cette petite place je pense au drame qui s'y est déroulé il y a 67 ans.
Jean de la Marck