Les librateurs arrivent !
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En ce tout début du mois de septembre 1944, j’habite au premier étage du n° 60, rue de Hesbaye, au-dessus d’un magasin de meubles. La maison se trouve à environ 300 mètres du carrefour de Fontainebleau, lequel connaîtra, le 7 septembre , un évènement tragique. Mais, avant cela, nous sommes dans l’attente fébrile d’un moment historique : l’arrivé prochaine et tant attendue des troupes alliées qui doivent nous libérer de quatre ans d’occupation allemande. A ce sujet, autant vous dire que les rumeurs les plus folles circulent dans toute la ville. On voit des libérateurs partout. Les Anglais sont à Glain, les Américains à Rocourt. J’ai même entendu Mémère Guerite qui parlait avec Fina, la dame qui habite le rez-de-chaussée en dessous de chez elle, lui dire que les Américains étaient dans la Hesbaye Je n’en croyais pas mes oreilles. Pour moi, la Hesbaye ; dans le jargon utilisé dans le quartier Bas-Rhieux, c’est la rue et non la contrée agricole. Aussi, tout excité, je fonce vers cette artère pour constater la présence de véhicules allemands.

Il règne une atmosphère bizarre. Quelques attroupements par-ci par-là, des paroles échangées à voix basses, des regards à gauche à droite, furtifs, inquiets.

Un jour, très tôt le matin, je suis réveillé par un vacarme assourdissant. Que se passe t’il ? Je regarde l’heure au réveil matin posé sur une petite tablette à côté de mon lit. Il est six heures ! Le bruit vient de la rue. Je me lève et me précipite vers la fenêtre pour constater avec effroi, la présence d’un convoi allemand se dirigeant vers Ans. Il est composé de camions, de tanks et des canons tractés par de gros engins semi chenillés. Il y a plein de soldats qui obéissent à des ordres gutturaux. J’ose à peine regarder. J’ai entendu dire que les allemands ont la détente facile. Un sourire ou un regard mal interprété et vous risquez une rafale de mitraillette dans la fenêtre. Car, ne l’oublions pas, les soldats sont tendus, nerveux et inquiets du sort qui leur sera réservé lorsqu’ils seront en présence des troupes alliées.

Pendant toute la journée se sera un lent défilé, ponctué de nombreux arrêts. Soudain, dans le milieu de l’après midi, apparaît, dans le ciel bleu, un avion de chasse. Je comprends à l’émoi qu’il suscite dans la troupe allemande qu’il ne s’agit pas d’un avion ami. Il vole haut, décrit des cercles, semble surveiller le convoi. Certaines personnes bien informées affirment que c’est un « Spitfire » anglais. On commence tout de même à paniquer. Pourvu qu’il ne lui prenne pas la malencontreuse idée de plonger et mitrailler les Allemands dans la côte d’Ans. Ouf, il s’éloigne et disparaît vers la campagne ansoise. Sans doute, était-il venu prendre quelques photos afin de connaître l’importance du convoi. Pendant ce temps, les Allemands se sont bien gardés de manifester leur présence par des tirs anti-aériens.

Afin de calmer quelque peu mes ardeurs naissantes, je confectionne des petits drapeaux en papier aux couleurs des pays amis. En face de chez moi, habite une jeune fille qui me prodigue quelques conseils afin de les réaliser le mieux possible. Ce n’est pas chose facile, surtout le drapeau Anglais avec toutes ses croix ainsi que le drapeau Américain avec ses petites étoiles. Je coupe, je superpose, je colle, j’y mets tout mon cœur. Chaque fois que j’ai réalisé un montage, je le montre à ma vis-à-vis, en le plaçant sur une vitre de la fenêtre afin d’obtenir son assentiment, en faisant très attention pour ne pas être vus des Allemands. Dans l’euphorie d’une délivrance prochaine, nous sommes téméraires ou inconscients. Vous vous rendez compte, un drapeau Américain avec le mot « Welkom » affiché à la fenêtre presque à la barbe des Allemands. Heureusement mes parents ignorent que j’expose mes « œuvres ».

Un après-midi, une rumeur circule. Elle va grandissante, prend de l’ampleur, « Ca y est, les Anglais descendent la rue Sainte Marguerite ». Je joue dans la rue avec quelques copains, nous sautons de joie. Je les quitte brusquement et reviens à la maison pour venir chercher mon drapeau belge, monté sur tringle à rideau. Je cours comme un dératé vers le rue Sainte Marguerite en déployant ma bannière. Arrivé sur place, je constate avec effroi qu’il ne s’agit pas de soldats Anglais mais bien des fantassins Allemands qui descendent la rue en file indienne le fusil à la bretelle. Du coup, je rebrousse chemin, la peur au ventre, en roulant mon drapeau sur sa tringle et en me jurant de rester coi et ne pas écouter les bobards des grandes personnes. Peut être qu’aussi mon imagination me joue des tours pendables et que l’interprétation de certaines conversations masquent la réalité des choses tant je suis tendu vers une arrivée qui se fait attendre.

Le 7 septembre, les Américains sont annoncés du côté de Grâce-Hollogne. Enfin ils arrivent. On se prépare à les accueillir. Mais voilà, cela ne va pas se passer comme nous l’aurions souhaité. En effet, fin de matinée, une explosion formidable fait trembler tout le quartier. Que se passe t’il ! J’entends mon pèpère Jean crié « on n’veu pû Sante Marguerite ». Tout le monde est dehors, la peur annonciatrice de grandes catastrophes nous tétanise. Un cousin , Arnold, réagit au quart de tour, il crie « Mi mame èlle ès’st’è carrefour » et le voilà qu’il pique un véritable 100 mètres pour la retrouver. D’après les conversations des grands, je comprends que les Allemands dans leur retraite et afin de retarder le plus possible l’entrée des libérateurs, ont décidé de provoquer des destructions massives dans le carrefour de Fontainebleau, en faisant sauter un petit char téléguidé bourré d’explosifs. Opération illusoire et inutile. Les nombreuses démolitions d’immeubles, n’ont pas le moins du monde entravé la progression des troupes alliées. Par contre la population a payé un lourd tribut lors de cette catastrophe. Ce fut un véritable carnage : 120 morts et un nombre important de blessés.

Le destin est parfois cruel. Pendant que des familles étaient à la recherche d’un parent et pleuraient leurs morts, d’autres manifestaient leur joie en acclamant les soldats Américains à quelques centaines de mètres du lieu tragique. C’est souvent le prix à payer pour recouvrer la liberté.

Jean de la Marck